JOSEPH BALZORA TURGEON
1816-1897
Établit à Bytown vers 1836-1840
Opérateur de moulin, forgeron, agent général et inspecteur des licences
propriétaire d’un magasin d’instruments de musique à Hull vers la fin des années 1890
Juge de paix (1849)
échevin (1848-1849, 1851-1852, 1862)
syndic des écoles catholiques (1852, 1855)
premier maire canadien-français de Bytown (1853)
capitaine de milice (1856)
Fondateur et premier président de l’Institut canadien-français d’Ottawa (1852)
Chevalier de l’Ordre de St-Grégoire le Grand
M. le président de l’Institut [André Fournier], M. le président d’honneur du comité des fêtes du 150e anniversaire [l’honorable Jean-Pierre Beaulne], distingués invités, Mesdames et Messieurs,
J.-B. Turgeon et sa famille
Joseph-Balsora Turgeon est né au Bas-Canada à l’Assomption le 22 avril 1816 et meurt à Hull en 1897 à l’âge vénérable de 81 ans.
Le premier Turgeon vint au Canada en 1648, il s’appelait Charles, et venait de l’ancienne province du Perche, aujourd’hui le département de l’Orne, France. Si Turgeon est né à Lachenaie, peut-être était-il le petit-fils de Zacharie Turgeon, né en 1743 et dont la première épouse fut Marie-Louise Beauchamp et la seconde fut Marie-Charlotte Fortin, née en 1754.
Selon un historien, Joseph-Balsora Turgeon arrive à Bytown en 1836 à l’âge de 26 ans. Si tel est le cas, il arrive 10 ans après la fondation du village. Un autre historien situe l’arrivée de Turgeon au début des années 1840, soit vers 1841. Ce qui est certain c’est qu’il est à Bytown le 27 octobre 1841 puisque c’est ce jour-là qu’il épouse à Notre-Dame d’Ottawa, Mary Ann Donohue. Le registre de mariage ne donne pas le nom des parents.
L’union de ce premier mariage lui donnera un fils et une fille. Nous savons que Georges est son aîné et qu’il étudiait en droit en 1864 et on sait que la famille Turgeon a habité pendant de nombreuses années une jolie maison blanche, avec veranda, du côté est de la rue Mosgrove, au sud de Besserer.
J.-B. Turgeon, l’homme
Nous ne disposons que de deux photos de lui. Un de nos premiers écrivains franco-ontariens natif d’Ottawa, le prolifique Régis Roy (1864-1944), dans un article qu’il consacre sur les origines de l’Institut canadien-français d’Ottawa, nous brosse un portrait de l’homme : « Turgeon possédait une silhouette imposante, son teint était foncé de même que ses cheveux. Il parlait vite et bien. Son portrait nous montre un bel homme, avec des yeux volontaires et perçants. »
J.-B. Turgeon travaille d’abord dans l’industrie du bois, il opère un moulin ou scierie près du bassin du canal Rideau, puis exerce le métier de forgeron et s’associe à un commerce de voitures.
Le fait que Joseph-Balsora exerçait le métier de forgeron ne l’empêcha pas de devenir l’un des hommes les plus énergiques de Bytown et l’un des piliers de la communauté canadienne-française. Il se mêle très tôt à toutes les questions qui intéressaient les Canadiens français et les citoyens de son époque.
En 1844, il fait partie de la fanfare appelée « Les musiciens de Bytown » que dirige le capitaine Paul Favreau, la première que l’on ait organisée à Bytown. Cette fanfare était composée de jeunes gens, dont Paul Favreau, William Billbournie, Joseph-Balsora Turgeon, Ned Deborsy, Ned McCarthy, James Johnson, Agapit Lespérance, Joseph Lespérance, Louis Tassé et Pierre Riel.
J.-B. Turgeon, le champion des écoles séparées catholiques
Joseph-Balsora Turgeon était un nationaliste et un défenseur des droits linguistiques et religieux. Il a su porter le flambeau de la francophonie outaouaise, défendre les intérêts de ses concitoyens canadiens-français et fait figure de proue pour l’établissement des écoles catholiques à Bytown/Ottawa.
Le 8 mai 1849, une lettre de Joseph-Balsora Turgeon adressée au gouverneur général Lord Elgin expose le peu de cas que les conseillers scolaires accordaient à la place de l’enseignement de la langue française à Bytown. « Une ville de 6 000 habitants, dit-il, dont un tiers est d’origine française, n’a pas d’instituteurs des deux sexes pour enseigner à ses enfants ». Turgeon propose l’embauche de deux instituteurs. Dans son livre L’Origine des écoles françaises dans l’Ontario (édition de 1972), l’éducateur Arthur Godbout nous offre le contenu de cette lettre écrite en anglais :
To his Excellency the Right Honorable James Earl of Elgin and Kincardine, Governor General of British North America, etc., etc., etc.
My Lord
Bytown with a population of six thousand inhabitants, one third of which are of French origin, by the School Act of Upper Canada, Ninth Victoria, chapter twentieth, thirteenth clause, and fifth section, unless a certificate is granted by the Governor General to French school teachers, as required by said act, they are debarred (sic) the benefit of school money.
The Board of Trustees for Common Schools, who were nominated by the late Council for the Town of Bytown, are all of British origin except one, who is of French origin, which board being actuated selfish or other motives, have appointed three English school masters and three English school mistresses, but no French teacher for either sex of that origin in said Town of Bytown.
Although the French population of the town aforesaid will have to pay the school tax as well as those of other origins still they are denied a French teacher for each sex, and thereby can reap no benefit whatever from said tax, which is certainly conceived by them as is a grievance and a wound to their feelings.
As the Canadians have applied to the Superintendent of Common Schools in Bytown, and have received no satisfactory answer, as he is at a loss to know whether French schools are British schools. Therefore My Lord I have taken upon myself the determination of addressing Your Excellency in the name of (several) thousand (French) Canadians who reside in this place, all of which desire that their children should know French, and that Your Excellency will be pleased to grant two certificates for the persons herein mentioned, Cyprien Triol and Marguerite Rivet, as their schools are most numerously attended, and having the confidence of the parents whose children go to these two schools, however so as to leave no doubt on Your Lordships mind as to the veracity of the above statements, I enclose herein the recommendation of his Lordship Bishop of Bytown, of the two persons already mentioned above.
All of which is most respectfully submitted for Your Excellency’s favourable consideration, and as in duty bound your petitioner will ever pray for the happiness and prosperity of Your Excellency.
J.B. Turgeon, J.P.
For the Town Bytown 8th May 1849
Permettez-nous de vous lire ici une traduction libre d’une autre lettre que Turgeon envoya le même mois aux commissaires des écoles séparées catholiques avec copies conformes au journal The Packet et aussi au Weekly Commercial Gazette. Elle s’intitule « How we are dealt with in Bytown ». Il se plaint que le Bureau des écoles n’alloue qu’une école française pour toute la ville et ne paie pas ses instituteurs à un salaire égal.
Cette lettre vous donnera un aperçu de la façon avec laquelle Turgeon s’est fait le défenseur des écoles françaises. Voici le contenu de cette lettre :
En lisant The Packet du 21 du mois passé, je remarque que les conseillers scolaires se sont enfin réunis et qu’ils ont décidé que les garçons et les filles auront chacun leurs écoles […] Je constate qu’on propose qu’il y ait une école de langue anglaise pour chaque quartier et un salaire de vingt livres sterling par instituteur, mais qu’il y ait une seule école (pour garçons) de langue française pour toute la ville et que l’instituteur ne reçoive que quinze livres sterling. Au nom de toutes les honnêtes gens, de quelque croyance ou nation, je vous demande si ceci est juste ou non. N’est-ce pas une insulte flagrante pour la population canadienne-française L’instituteur de langue française ne doit-il pas être capable d’enseigner aux (garçons) francophones au même niveau que les instituteurs de langue anglaise enseignent aux (garçons) anglophones Si oui, pourquoi ne pas lui accorder le même montant qu’aux enseignants de langue anglaise Surtout qu’il doit se charger de toute la ville et non seulement d’un quartier unique […]
J’ai une autre accusation à porter, soit qu’on ait de plus désigné une institutrice par quartier à un salaire annuel de quinze livres sterling pour enseigner aux (filles) anglophones. Cela n’est que la simple justice mais pourquoi n’y aura-t-il pas d’institutrices pour les (filles) francophones
Seraient-elles moins légitimes ou ont-elles moins droit à l’instruction que les (filles) anglophones N’ont-elles pas droit à l’enseignement dans leur langue maternelle Une langue qu’elles aiment et chérissent…
Les Canadiens français versent des impôts scolaires. Pourquoi Pour faire instruire les enfants d’une autre race, qui parlent une autre langue Si on ne leur donne pas d’écoles, les francophones ont deux fardeaux à porter. Ils doivent payer en double pour assurer l’instruction à leurs enfants, mais s’il en ont pas les moyens ils sont forcés de les en priver.
Si quelques-uns des conseillers scolaires ont commis cette injustice par préjugé, c’est bien étrange. Le Canada deviendra-t-il une autre Irlande Est-ce la tyrannie, le sectarisme, les préjugés ou l’ignorance qui ont poussé ces conseillers à se comporter de la sorte, soit de refuser une école aux jeunes filles de langue française
Au nom de mon pays je demande la justice, rien de plus. Je demande qu’on nous accorde les mêmes privilèges qu’aux autres, soit une école de langue française pour les garçons et une autre école de langue française pour les filles et que les salaires soient les mêmes que dans les écoles de langue anglaise. Un de mes amis au conseil scolaire a cédé mais je diffère humblement de son avis et j’exige au nom de mes compatriotes que le conseil scolaire leur rende justice.
J’exige qu’ils soient mis sur un pied d’égalité avec les autres car il serait ridicule que le conseil de ville impose à des Canadiens un fardeau fiscal dont ils ne profiteraient pas […] Ma devise sera toujours « droits égaux ».
Bytown, mai 1849, J.B. Turgeon
On y voit bien, à la lecture de cette lettre, que Turgeon était le précurseur des Samuel Genest, des Napoléon-Antoine Belcourt, des Aurélien Bélanger, des Jean-Robert Gauthier pour ne nommer que ceux-là. Il ouvrira la voie au dialogue et sera un des premiers à clamer haut et fort le droit à l’existence des écoles confessionnelles et de langue française, à Ottawa et dans l’Ontario. Turgeon n’aurait pu imaginer que la question du financement des écoles catholiques en Ontario perdurera jusqu’aux années 1980 ! Turgeon aura étalé le scandale des écoles séparées en Ontario au-delà de cent ans avant que ne paraisse le livre de Joseph Costisella – avec la complicité de Séraphin Marion – sur le même sujet et 135 ans avant le parachèvement scolaire de 1984 !
Nous pouvons conclure que par ses deux exemples de lettres que Turgeon s’est fait le porte-parole de la question vitale de l’instruction des Canadiens français et disons qu’elle ne cessera de faire l’objet de ses préoccupations. Nous y reviendrons, puisque c’est en 1856 qu’une commission bilingue des écoles séparées a été établie à Ottawa.
J.-B. Turgeon, le politicien municipal
Ce que nous pouvons retenir de Turgeon, homme politique, c’est qu’il a assumé un rôle de leadership alors que les leaders canadiens-français se faisaient rares. Il a fait figure de proue à bien des égards et il a su s’imposer.
Il s’intéresse à la chose municipale et à la fin des années 1840 il pose sa candidature au poste d’échevin. C’est en avril 1848 qu’il succède à Jean Bédard comme conseiller du quartier nord de la cité de Bytown. Il est réélu en 1849. John B. Lewis était alors maire de Bytown. Cette même année de 1849, Turgeon est nommé juge de paix.
C’est en 1849 qu’il a vécu le fameux « lundi des pierres ». En sa qualité de juge de paix, il ouvrit la séance qui se tint à l’édifice du marché By – qui faisait alors office d’hôtel de ville – et qu’il tente d’apaiser la foule à une assemblée publique, le lundi 17 septembre 1849.
Cette assemblée, qui n’est pas sanctionnée par le conseil municipal, est proposée par les Reformers, dont fait d’ailleurs partie Turgeon; celle-ci devait proposer le nom de Bytown comme nouveau siège du gouvernement. Toute la population y était invitée. Les Tories, qui avaient eux-mêmes suggéré une assemblée le 19 septembre, avec l’assentiment du maire Robert Hervey, étaient indignés.
L’assemblée dégénère en une sanglante bagarre entre Tories et Reformers (libéraux), entre Canadiens français et Canadiens anglais. C’est cette triste journée que l’on a baptisée « Stony Monday ».
Rappelons-nous que les Tories les plus radicaux et les membres du Mercantile party sont choqués de voir le gouvernement de l’époque indemniser les victimes de la Rébellion des Patriotes de 1837-1838. (Le Rebellion Losses Bill, sanctionné par Lord Elgin le 25 avril 1849). Des Tories de Montréal en colère, les plus fanatiques, réussirent alors à saccager et à mettre en flammes le Parlement de la Province du Canada alors situé à Montréal. Ceux-là mêmes qui menaçaient Lord Elgin et les gouvernants canadiens de l’époque. Ce sera un chapitre bien sombre dans l’histoire canadienne.
L’année suivante, en 1850, Turgeon se fait remplacer par Isaac Bérichon comme conseiller municipal mais l’année suivante il est élu représentant du quartier Centre et l’année suivante également. Toujours en 1852, il est élu commissaire d’écoles, en plus de siéger au conseil municipal.
J.-B. Turgeon, le fondateur de l’Institut canadien-français d’Ottawa
L’histoire veut que Turgeon, vers 1849, alors membre du cabinet de lecture le Mechanics’ Institute de la rue Elgin, — fondée en 1847 par un certain monsieur Powell, proteste avec véhémence lorsqu’on y propose l’exclusion des Canadiens français. En quittant la salle avec quelques-uns de ses compatriotes, Turgeon annonce qu’il fondera un cercle littéraire qui survivra longtemps après la disparition du cabinet de langue anglaise. C’est dès lors qu’il propose la fondation d’un cercle littéraire canadien-français – ce qui allait devenir l’Institut canadien-français de la cité des Outaouais quelques années plus tard.
Certains historiens pensent que l’incident d’exclure les Canadiens français d’un cercle littéraire est dû aux malheureux événements du « lundi des pierres ». Georgette Lamoureux écrit dans son tome premier sur Ottawa et sa population canadienne-française « qu’on avait accepté au préalable que les Canadiens français se joignent aux membres du cercle et il semblerait qu’au comité un membre de langue française y siégerait. Cependant, après le « lundi de pierres », le Mechanics’ Institute refusa de nommer un Canadien français parmi les directeurs. Blessés de ce refus, les Canadiens quittèrent le cercle et moins de trois ans plus tard fondaient l’Institut canadien-français. »
À son tour, l’archiviste Jim Burant, dans son Histoire de l’art et des artistes d’Ottawa et des environs, résume :
« Quelques bourgeons de vie intellectuelle apparurent en 1847 avec la fondation du Mechanics’ Institute, appelé à la fois par les notables d’expression anglaise et française. Mais après les émeutes de 1849, l’entreprise péréclita une fois que les sympatisants français eurent retiré leur appui. Ce fossé ne se comblera jamais. »
Il faudra attendre quelques années pour mettre en branle l’Institut mais Turgeon aura bien raison lorsqu’il fait l’annonce de la pérennité de l’Institut !
L’année 1852 aura une grande importance pour les Canadiens français de Bytown. Avec l’aide d’Antoine Champagne, d’Isidore Champagne, de Nazaire Germain et de Pierre Marier, du docteur Jacques-Télesphore-Cléophas Trottier de Beaubien et du jeune Pascal Comte, Joseph-Balsora Turgeon jette les bases d’un cercle littéraire de langue française avec salle de lecture à Bytown. Ce dernier s’inspire en partie des Instituts canadiens de Montréal (fondé en 1842) et de Québec (fondé en 1848). L’Institut est fondé dans le but de promouvoir la culture des Canadiens français et d’encourager le développement de la littérature, des arts et des sciences parmi ce groupe.
L’Institut, dès ses premières années, organisa une salle de lecture, des conférences, des concerts et mit sur pied un club d’art dramatique. Le cercle littéraire est rebaptisé l’Institut canadien-français de la cité des Outaouais quelques années plus tard, soit en 1856, année de son incorporation.
Fait peu connu, c’est à la résidence de l’hôtelier Isidore Champagne, sur la rue Dalhousie, qu’ont lieu les premières réunions de l’Institut. Rappelons que Champagne est alors propriétaire de l’hôtel du Castor, et ce, bien avant que la famille Chevrier en devienne propriétaire. C’est là aussi qu’auraient eu lieu les premières réunions de la Société Saint-Jean-Baptiste d’Ottawa, d’un corps de musique et d’un club d’amateurs d’art dramatique, tous fondés en même temps que le cercle littéraire naissant.
La journée même où se déroule la première réunion du premier conseil de l’Institut, soit le 25 août 1852, Turgeon reçoit une lettre de Sœur Élisabeth Bruyère, supérieure des Sœurs grises, dites de la charité, à Bytown et responsable d’un petit hôpital. Dans Lettres d’Élisabeth Bruyère, Volume II, 1850-1856, l’auteur Jeanne d’Arc Lortie écrit qu’une présentation d’excuses de la façon dont ce bienfaiteur de la Communauté, venu à l’Hôpital pour y faire admettre un malade, y fut reçu par une novice écossaise sans expérience. En vue d’atténuer la bévue de la pauvre novice, Sœur Bruyère regrette qu’il ne se soit pas adressé au Dr Beaubien, véritable responsable de l’Hôpital en l’absence des Sœurs professes.
Voici le contenu de cette lettre :
Mon cher Monsieur,
J’espère que vous n’êtes pas fâché aujourd’hui contre vos Sœurs de la Charité, et que vous êtes bien disposé à recevoir leurs excuses. La jeune novice qui vous a répondu est une Écossaise qui parle mal le français et qui n’a pas l’honneur de vous connaître. Elle vous a répondu avec timidité qu’elle allait venir me parler mais… Toutes les Sœurs étant en retraite, et comme vous le pensez bien, nous sommes obligées de nous faire remplacer durant ce temps par nos novices, qui, quoique remplies de bonne volonté, manquent d’expérience. Je regrette beaucoup que vous ne vous soyez pas adressé à Mr le Docteur Beaubien qui avait bien voulu se charger de l’Hôpital d’une manière tout particulière en notre absence. Quoiqu’il en soit, j’espère que vous avez déjà oublié ce petit contretemps que nous vous avons causé bien involontairement, et que, comme par le passé, nous pourrons vous considérer toujours comme l’ami de notre Communauté et particulièrement de celle qui a l’honneur d’être,
Monsieur,
Votre humble Servante et Amie,
Sr É.B., Supre
J.-B. Turgeon, le premier Canadien français à être nommé maire de Bytown
En 1852 Turgeon passe à l’histoire par la fondation de l’Institut et fait à nouveau les manchettes le 17 janvier 1853. Il est élu de nouveau au conseil municipal, et est choisi maire de la cité de Bytown pour un mandat d’un an, comme c’est alors la coutume. Il est alors le premier Canadien français à occuper ce poste. C’est au cours de son mandat que le maire Turgeon réussit à obtenir des fonds pour les écoles des Sœurs grises, dites Sœurs de la Charité et le 7 mars 1853, Turgeon et ses collègues du conseil municipal font parvenir au gouvernement une pétition, celle-ci afin que chaque résident contribuable puisse avoir le droit de vote dans une élection qui veut élire des citoyens ayant la charge des affaires municipales.
Bien que Turgeon soit le nouveau président de l’Institut et premier magistrat de sa ville, il n’hésite pas à s’associer à dix-neuf autres de ses concitoyens pour jeter les bases, le 29 janvier 1853, d’un nouvel Institut mécanique. Il est l’un des vingt membres du conseil du nouveau Bytown Mechanics’ Institute and Athenaeum, ce dernier très certainement plus accueillant que le premier, trois Canadiens français y siégeant, dont le docteur Trottier de Beaubien et Turgeon.
Le 8 février 1853, le conseil municipal propose une pétition pour changer le nom de leur petite cité et de changer son statut. Sous la signature de Turgeon, la pétition est envoyée au gouvernement. Le gouvernement du Canada-Uni refuse. La demande est d’abord rejetée mais le conseil revient à la charge en 1854 et la proposition est alors acceptée. C’est sous son successeur à la mairie, Henry J. Friel, qu’en 1854 le gouvernement du Canada-Uni change d’avis et confère à Bytown le statut de ville le 1er janvier 1855. Du même coup, son nom devient « Ottawa ». On peut donc affirmer, sans contredit, que c’est sous la gouverne de Turgeon que le conseil municipal proposa au gouvernement que Bytown obtienne le statut de ville et que son nom soit changé à « Ottawa ». Rappelons ici que c’est le 31 décembre 1857 qu’Ottawa est désignée capitale du Canada-Uni par la Reine Victoria.
Au cours de son mandat, le conseil, présidé par Turgeon, se chargea de décider de questions importantes, dont celle concernant les pompes pour combattre les incendies. Deux pompes seront construites à Montréal et livrées à Bytown. On pense à la construction d’un pont dans le prolongement de la rue Saint-Patrick, à la création d’un corps de police, à la construction de trottoirs de planche sur la rue Clarence, de la rue Sussex à la rue King (King Edward aujourd’hui) puis enfin, on songe à l’installation de puits sur la rue Metcalfe, sur les plaines Lebreton et sur la rue Church.
Une fois son année à la barre d’Ottawa terminée, les deux conseillers canadiens-français de la ville proposent un vote de remerciements au maire sortant. Les procès-verbaux de janvier 1854 indiquent que le conseiller Damase Bourgeois, appuyé du conseiller Charles Laporte le remercie et je cite « for his impartial and efficient conduct for the past year ». Et une somme est votée pour le dédommager partiellement des dépenses encourues pendant son mandat.
C’est le 8 mai 1853, alors qu’il est maire, qu’il promet à la population et aux Sœurs grises que les écoles séparées sont imminentes, qu’il s’occupe activement du dossier mené par les évêques canadiens-français. Il déclare que les Canadiens français auront leurs écoles séparées. Les membres de l’Institut envoyèrent en octobre et en novembre deux pétitions en faveur des écoles séparées de Bytown et du Haut-Canada, ces lettres ayant été déposées auprès du Secrétaire provincial du Canada-Ouest.
De nouveau en 1855, Turgeon est élu à la commission des écoles de Bytown, à titre de syndic, tout comme son ami le docteur Trottier de Beaubien alors président de la Société Saint-Jean-Baptiste d’Ottawa.
En mai 1855, Sœur Élisabeth Bruyère écrit au surintendant des écoles et aux commissaires d’écoles pour leur faire connaître l’état de l’école française qui se trouve dans le quartier By de la ville ne répondant plus aux besoins de la population. Le nombre des enfants s’élève à cent trente-cinq pour une classe et une seule sœur a la charge de ces enfants ! Sœur Bruyère offre une autre sœur pour faire une autre classe en français si les commissaires acceptent de payer. C’est avec un petit salaire qu’une deuxième maîtresse fut accordée à même les deniers publics. À ce sujet, la chroniqueuse des Sœurs de la Charité, citée dans Lettres d’Élisabeth Bruyère Volume II, 1850-1856, écrit :
Les syndics pour les écoles françaises proposent aux syndics protestants de donner une maîtresse pour les Canadiennes [sic] qui sont trop nombreuses pour une seule maîtresse; les Messieurs ne veulent payer que 20 ou 25 louis pour une aide, mais non pas le prix comme à une maîtresse. M. [Joseph-Balsora] Turgeon leur répond qu’en ce cas, les Canadiens [sic] ne paieront pas la taxe (au bureau existant) et auront des écoles séparées.
Entre-temps, en cette année de 1855, le Canada reçoit la visite d’un représentant officiel de la France, soit à peu près cent ans après la cession du Canada par la France à l’Angleterre. Le visiteur, le capitaine Henry de Belvèze, envoyé par Napoléon III, fait une tournée qui le mène de Québec jusqu’aux chutes du Niagara. L’Institut canadien-français d’Ottawa ne tarde pas à l’inviter et le représentant acceptera d’emblée.
De Belvèze répond aux citoyens notables d’Ottawa :
C’est, croyez-le bien, avec un bien vif intérêt que je visiterais votre belle vallée, où les Canadiens des deux origines ont apporté un esprit d’industrie et d’entreprise qui a produit de merveilleux résultats : à peine la hache a-t-elle fait tomber les arbres de vos forêts, que la charrue fait sortir du sol d’admirables richesses. (La Minerve, 2 août 1855).
Belvèze a oublié qu’avant la bonne entente du milieu des années 1850 il y avait eu le lundi de pierre et que dire de la « guerre des Shiners » qui se déroulait sur ces mêmes terres d’Outaouais ! Heureusement, après le déluge, le beau temps…
Le maire d’Ottawa forme un comité de trente membres pour recevoir l’illustre visiteur. Quelques membres du comité sont Canadiens français : le docteur Trottier de Beaubien, l’entrepreneur Joseph Aumond, Charles-H. Carrière, Louis-Théodore Besserer, H.-L. Lafontaine et J.-B. Turgeon.
Toute la société était là pour l’accueillir. Une foule de 2 000 personnes se rend à la nouvelle gare du chemin de fer pour saluer le distingué marin, capitaine de la corvette La Capricieuse.
Dans son livre sur la venue de la « Capricieuse », l’historienne Éveline Bossé résume le passage de Belvèze à Ottawa le 12 août 1855 :
[…] Le commandant de Belvèze, accompagné du lieutenant Gauthier et de l’honorable Drummond, est accueilli par le maire de la ville, le juge du comté et le shérif, de même que par le comité de réception. La foule s’est rendue à la gare. Belvèze est salué par d’immenses hourras et par le canon de la ville. On l’accompagne en procession au British Hotel. À quatorze heures, la foule se rassemble de nouveau et Belvèze est conduit vers l’estrade surmontée d’un dais pour la circonstance. Le parcours est ponctué de dix-neuf coups de canon avant qu’il ne passe devant le corps de garde où les soldats lui présentent les armes. Une adresse est lue dans les deux langues : en anglais par le shérif, en français par J.-B. Turgeon. Le dîner servi au British Hotel est présidé par le juge Armstrong. Il est suivi d’une visite à l’Institut canadien où une autre adresse lui est présentée par le docteur Beaubien […]
Le 3 avril 1856, Joseph-Balsora Turgeon est nommé capitaine de la compagnie de milice no 2, les 2e carabiniers d’Ottawa.
Le 30 novembre 1856, lors d’une assemblée publique tenue dans la salle de l’Institut au sujet de l’établissement d’écoles séparées à Ottawa, Mgr Guigues et messieurs Turgeon et Cyprien Triolle exposent la situation et parlent en faveur de ces écoles. Cette importante prise de parole mènera par ailleurs à la création de la Commission des écoles séparées d’Ottawa.
La première épouse de Turgeon étant décédée à la fin des années 1850, Joseph-Balsora se marie de nouveau avec une demoiselle Mesnard. Deux enfants naissent de ce mariage croyons-nous, dont un fils Charles, né en 1860. Une fille naquit aussi de ce deuxième mariage.
C’est au début des années 1860 que Turgeon change du métier de forgeron à celui d’agent général. Dans l’annuaire de la ville d’Ottawa sa profession est donnée comme « Licence Inspector and General Agent », ses bureaux étant au 118 ½ de la rue Rideau. Il habite alors la rue Mosgrove, près du bassin du canal.
En 1862, Joseph-Balsora Turgeon siège de nouveau au conseil municipal d’Ottawa. L’année 1863, tout comme l’ont été les années 1849, 1852 et 1853 sera toute aussi mémorable pour Turgeon car son ami l’avocat et député libéral Richard W. Scott, obtient ce que les deux hommes voulaient depuis de nombreuses années, un système d’écoles séparées à Ottawa.
En 1856 et 1866, Turgeon est encore président de l’Institut canadien-français. Sur cette année charnière, l’écrivain Alphonse Lusignan, un digne successeur de Turgeon à la barre de l’Institut, dans ses souvenirs Coups d’œil et coups de plume, écrit sur l’Ottawa français et l’Institut les mots suivants :
C’est l’arrivée du contingent (canadien-) français venu de Québec en 1865 qui a changé la face des choses. Les hommes instruits ont exercé l’influence naturelle de leur supériorité; on s’est rallié autour d’eux dans l’Institut; le français a repris ses droits, et son empire règne à présent en souverain sur tout notre groupe.
En effet, l’Institut qu’aura connu Turgeon est appelé à se transformer à mesure que des fonctionnaires fédéraux deviennent membre et lorsque l’Institut célèbre son 25e anniversaire de naissance en 1877, il assiste aux célébrations.
J.-B. Turgeon : une retraite bien méritée
Après avoir été bien actif et présent sur la place publique pendant près de vingt ans, à la fin des années 1860, Turgeon se retire progressivement de la chose publique. Du côté professionnel, il est agent général de la compagnie Mosgrove, sise sur la rue Rideau.
Bien que M. Turgeon se soit retiré de la vie publique, ses concitoyens, en reconnaissance de ses efforts soutenus, l’ont fait nommer chevalier de l’Ordre de St-Grégoire le Grand, conféré par le pape Pie IX, pour sa contribution à la cause des écoles séparées catholiques.
Dans les dernières années de sa vie, Joseph-Balsora Turgeon élit domicile à Hull. Il meurt subitement à sa résidence de Hull, le 17 juillet 1897, à l’âge de 87 ans. Son service funèbre est célébré dans la chapelle de l’Université d’Ottawa avec la participation de la chorale de l’église Saint-Joseph. En plus des membres et amis étaient présents son vieil ami Sir Richard W. Scott, Secrétaire d’État, Honoré Robillard, ancien député fédéral, Frank McDougal, ancien maire, Joseph Boyden et J.B. Jackson, hommes d’affaires avantageusement connus.
Ami de l’évêque de Bytown, Mgr Joseph-Eugène-Bruno Guigues, on y écrit dans la notice nécrologique d’un journal anglais d’Ottawa que Joseph-Balsora Turgeon a été, de par ses fonctions officielles, l’hôte de plusieurs dignitaires venus à Bytown, dont Lord Elgin, Gouverneur général, Mgr Bedini, le nonce apostolique, et le capitaine Henry de Belvèze, représentant de Napoléon III.
Plusieurs années après son décès, dans les années 1920, la veuve de Turgeon, dit-on, va vivre à Montréal, au couvent du Bon-Pasteur, où sa fille est religieuse. Son fils Georges meurt en 1920 tandis que Charles, pendant longtemps fonctionnaire au ministère des Finances à Ottawa, ira s’établir à Chicago.
Joseph-Balsora Turgeon est enterré au cimetière Notre-Dame d’Ottawa. Curieusement, seul son fils Georges est enterré aux côtés de son père. Qu’est-il advenu de madame Turgeon, de ses filles et de son fils Charles Joseph-Balsora Turgeon a-t-il laissé des petits-enfants et une descendance Questions sans réponse pour le moment !
Épilogue
Pour le grand public, M. Turgeon est peu connu comme bien d’autres de sa génération : les Jean-Baptiste Laviolette, Pierre Bédard, Jean Bédard, Isaac Bérichon, Joseph Aumond, Isidore Champagne, Jacques Trottier de Beaubien, pour ne nommer que ceux-là. La génération suivante est aussi trop peu connue, celle des Pierre Saint-Jean, Joseph Tassé et Benjamin Sulte.
Ce que nous constatons aujourd’hui c’est l’apport indiscutable de cet homme d’action dans l’avancement du français et du système scolaire d’Ottawa. Il défendit les intérêts des Canadiens français et des écoles françaises. À l’Institut nous en sommes fiers et nous célébrons aujourd’hui en sa mémoire.
On a depuis longtemps reconnu la valeur des amis et contemporains de Turgeon; en l’honneur de Mgr Guigues, il y a une rue, un canton, deux petites villes et un centre de jour pour aînés qui portent son nom; pour Duhamel, c’est une école et un canton. Pour commémorer Mère Bruyère, une rue d’Ottawa et un centre de santé portent son nom et dans le cas de R.W. Scott, un édifice fédéral de la rue Slater porte son nom.
Et que dire de Turgeon Comment expliquer qu’une école ou un édifice public ne porte toujours pas son nom Joseph-Balsora Turgeon a mérité sa place au palmarès des illustres Franco-Ontariens. Et nous nous devons d’y remédier car il doit prendre la place qui lui revient dans les annales de la région.
La question qui s’impose est bien comment et de quelle façon l’Institut canadien-français d’Ottawa d’aujourd’hui va-t-il s’assurer que Joseph-Balsora Turgeon obtienne la place historique qui lui revient
Voici ci-après quelques citations à propos de Turgeon qui explique bien ce besoin exprimé plus haut.
On a écrit à son sujet :
« M. J.B. Turgeon, l’homme le plus énergique de cette époque parmi nos compatriotes de Bytown et le plus en vue, avait, comme il vient d’être dit, levé le drapeau en faveur de la création d’un cercle littéraire; il travailla, tant dans la séance de la Saint-Jean-Baptiste qui suivit que dans d’autres occasions, à faire adopter son projet. Tout naturellement, les voix se portèrent en sa faveur; il fut élu président du nouvel institut. C’était au commencement de l’été de 1852. » [Institut canadien-français d’Ottawa. 1852-1877. Célébration du 25e anniversaire, p. viii].
« Parmi les laïques qui, à des titres divers, exercèrent une influence heureuse en faveur de notre langue, il convient de citer, en premier lieu, le capitaine J.-B. Turgeon, fondateur de l’Institut canadien d’Ottawa. Il fut le défenseur de la liberté du suffrage catholique contre les violences orangistes, lors de l’élection de l’honorable M. R.-W. Scott, et pendant de longues années l’âme de la vie française dans la fanatique Bytown. Vers 1860, il se retira à Hull, où il mourut. » [R.P. Raymond-M. Rouleau, O.P. (Ottawa), « Apôtres et défenseurs de la langue française dans l’Ontario », Premier Congrès de la langue française au Canada, Québec, 24-30 juin 1912, Mémoires, Imprimerie de l’Action sociale, 1914, p. 39-47].
« M. Turgeon était un homme de réelle valeur. Son nom reste attaché à la manifestation publique des idéals français et canadien au cours des dernières années de Bytown. L’Institut qu’il fonda était le centre de la pensée française laïque à l’ouest de Montréal, et l’empire que cette société littéraire exerçait sur les esprits était fermement établi, avec l’appui de Mgr l’Évêque et des Oblats, qui lui accordaient une confiance significative. Les élans populaires de notre groupe sont venus de cet organisme social puissant, et les projets d’ensemble qui ne relevaient pas directement de l’Ordinaire ou des paroisses trouvaient ici une serre chaude où la germination et le mûrissement se succédaient rapidement dans un terrain savamment travaillé. » [Jules Tremblay, Sainte-Anne d’Ottawa. Un résumé d’histoire 1873-1923, Ottawa, 1923, p. 31-32].
« En novembre 1856 également, J.-B. Turgeon, le fondateur et le premier président de l’Institut, propose à une assemblée que l’Institut s’occupe activement de la question des écoles séparées. C’est lui qui a le plus efficacement agité les esprits dans Ottawa et la région pour la revendication de ce droit si légitime, mais qu’il était si difficile de faire reconnaître dans le Haut-Canada. » [Rapport annuel du président de l’Institut canadien-français d’Ottawa, H. Beaulieu, 1948; cité dans le Droit, éditorial de Camille L’Heureux, « Les 96 ans de l’Institut », avril-mai-juin () 1948].